Le TCE, un accord protecteur des investissements des énergéticiens
Le TCE est un accord international juridiquement contraignant pour les 53 Etats qui l’ont signé (y compris l’ensemble des Etats de l’Union européenne, à l’exception de l’Italie qui l’a quitté en 2015), et qui accorde une protection aux entreprises du secteur énergétique contre les changements juridiques et réglementaires qui affecteraient leurs investissements.
Pour comprendre la logique de ce traité, il faut se replacer dans le contexte de l’époque : signé en 1994 (et entré en vigueur en 1998), il s’inscrivait dans une période de post guerre froide dans laquelle les Etats européens souhaitaient assurer leur sécurité énergétique, en protégeant les opérations de leurs entreprises en Russie et dans les Etats post-soviétiques, qui disposaient quant à eux d’importantes ressources. Depuis, la Russie s’est retirée du TCE.
Aujourd’hui, le TCE permet à aux entreprises du secteur énergétique de poursuivre les Etats qui chercheraient à sortir des énergies fossiles et, de ce fait, porteraient atteinte selon eux à leurs investissements.
Autre point majeur : les Etats non signataires du TCE, comme le Canada par exemple, peuvent revendiquer le bénéfice de ce Traité simplement en domiciliant l’une de leur filiale dans l’un des Etats signataires. C’est ainsi que le pétrolier canadien Vermilion a pu de manière crédible menacer d’utiliser l’arbitrage TCE dans le cadre de ses actions de lobbying visant à réduire la portée de la loi Hulot, qui devait interdire toute exploitation d’hydrocarbures sur le territoire français.
Le mécanisme de règlement des différends investisseur – Etat du TCE, un piège pour les Etats et la transition écologique
Le mécanisme de règlement des différends : un risque financier important pour les Etats
Concrètement, le TCE permet à ces entreprises d’attaquer les Etats, devant des tribunaux d’arbitrage, et de réclamer d’importantes indemnités en cas de nouvelles règlementations affectant leurs intérêts. C’est le mécanisme de règlement des différends investisseur – Etat (RDIE – ISDS en anglais).
Ce mécanisme est critiquable à différents égards. D’abord, du point de vue de la méthode, les raisonnements et interprétations des arbitres diffèrent souvent sur une même stipulation, traduisant un grand degré de subjectivité. Or, en l’absence de mécanisme d’appel ou de révision : ces incohérence ne peuvent en principe être corrigées.
Surtout, les tribunaux d’arbitrage rendent des décisions généralement plus favorables aux investisseurs que la justice des Etats.
En effet et en premier lieu, les règles de fond du TCE protégeant les investissements étrangers ont été interprétées de plus en plus largement par les tribunaux d’arbitrage. Quelques exemples :
- une mesure d’un Etat qui affecte la rentabilité d’un investissement a pu être considérée comme une « forme indirecte d’expropriation » et, à ce titre, donner lieu à la protection du TCE contre l’expropriation ;
- le standard du “traitement juste et équitable” issu du TCE permet de protéger les « attentes légitimes » des investisseurs. Or, par une interprétation parfois très large, certains arbitres considèrent que les attentes légitimes des investisseurs sont violées par les réformes mises en œuvre par les Etats – quand bien même ils en admettent la légitimité, l’adéquation et – souvent – le caractère raisonnable et prévisible1.
En second lieu, s’agissant des montants d’indemnisation accordés, les décisions des arbitres incluent l’indemnisation des pertes de profits simplement hypothétiques (autrement dit, les bénéfices que les investisseurs anticipent sur le long terme) et non uniquement des pertes subies, contrairement aux méthodes d’indemnisation du préjudice de la plupart des juridictions nationales. Cela conduit bien sûr à majorer le coût pour les finances publiques, d’autant que les périodes retenues pour apprécier les pertes sont très longues (plusieurs décennies).
Au total, depuis 1994, au moins 150 recours ont été déclenchés sur le fondement du TCE, dont plus de la moitié en Europe, pour un montant indemnitaire demandé estimé à 127 milliards d’euros pour les Etats poursuivis.
S’agissant plus spécifiquement des réformes entreprises par les Etats dans le sens de la transition énergétique, de nombreux contentieux ont d’ores et déjà été intentés, à l’initiative de multinationales pétrolière, gazières ou du charbon. Par exemple :
- RWE et Uniper (exploitants allemands de centrales thermiques aux Pays-Bas) réclament plus de 3 milliards d’euros au total aux Pays-Bas: selon eux, le plan hollandais de sortie de la production de charbon – et donc de fermeture anticipée de leurs centrales, affecte leurs droits au titre du TCE ;
- la compagnie pétrolière britannique Rockhopper a attaqué l’Italie pour son refus d’attribution de nouvelles concessions pétrolières le long de ses côtes pour protéger son littoral, réclamant entre 275 et 400 millions de dollars ;
- l’entreprise britannique Ascent Resources a attaqué la Slovénie en raison de l’exigence d’une étude d’impact environnemental, dont elle conteste l’existence, préalable à l’utilisation de la technique de fracturation hydraulique sur une exploitation de gaz de schiste que l’entreprise exploite déjà ;
- l’entreprise suédoise Vattenfall a dans la passé réclamé à l’Allemagne plus de six milliards d’euros (dans deux affaires) en raison de la mise à l’arrêt prématurée d’une de ses centrale nucléaire et de la demande de mise en conformité d’une centrale à charbon avec les normes environnementales européennes.
Le TCE, un frein à la transition énergétique
Du fait des risques financiers substantiels pour les Etats en cas de recours au RDIE, le TCE est reconnu comme un obstacle majeur à la transition énergétique.
En effet, une interdiction totale de la production d’énergie fossile, telle que celle recommandée par les climatologues, sera certainement considérée par les investisseurs comme une atteinte forte à leurs attentes légitimes, les poussant à solliciter d’importantes indemnisations sur la durée prévisionnelle du cycle d’opération de leur investissement.
Le coût que pourraient devoir payer les Etats parties au TCE (et donc leurs citoyens), en application de ce Traité, pour mettre fin aux investissements dans les énergies fossiles sur leur territoire, a ainsi été estimé comme compris entre 340 et 520 milliards d’euros.
Résultat : le TCE, aujourd’hui, risque de paralyser les velléités des Etats de sortir des énergies fossiles, et plus largement de renforcer leurs cadres réglementaires en matière environnementale. Il les empêche donc d’atteindre leurs objectifs climatiques au titre de l’Accord de Paris. De même, leurs engagements pris dans le cas de la COP 26 de Glasgow pourraient rester lettre morte (Déclaration mondiale sur la transition du charbon vers l’énergie propre, fin des subventions aux combustibles fossiles et des nouveaux permis d’extraction pétrolière et gazière, Pacte mondial sur le méthane, …).
De nombreuses institutions, Etats, personnalités politiques ont pointé ce rôle néfaste du TCE dans la mise en oeuvre de la transition énergétique : la Commission européenne, le Parlement européen, plusieurs Etats, dont la France (cf. la déclaration de Barbara Pompili, qualifiant le TCE d’ « obsolète », et la lettre de 4 Ministres dont Bruno Le Maire, Clément Beaune et Franck Riester) et même le Giec.
Les solutions
La modernisation du TCE : un acte manqué
Depuis 2017, les parties au TCE ont engagé un processus de « modernisation » du Traité… lequel vient tout juste d’aboutir sur un accord de principe. Les modifications de ce Traité demandent de réunir l’unanimité des membres, ce qui explique la difficulté à le réformer de manière ambitieuse, certains Etats s’opposant à toute modification (Japon, Suisse, …).
Au terme du dernier cycle de négociations, les investissements fossiles resteront protégés dans de nombreux Etats signataires et le calendrier envisagé pour la fin de la protection des investissements fossiles au sein de l’UE et du Royaume-Uni n’apparait pas compatible avec les engagements climatiques de l’Accord de Paris. Si une exclusion de la protection des nouveaux investissements dans les énergies fossiles est prévue à partir d’août 2023, elle prévoit des exemptions importantes pour les investissements dans le charbon jusqu’à 2040. Pour les investissements existants, la protection continuera pendant 10 ans « à compter de l’entrée en vigueur des dispositions pertinentes », qui suppose la ratification de l’accord modernisé par les deux tiers des Etats signataires (ce qui a pris 12 ans pour la dernière modification).
Les ONG engagées sur les questions climatiques ont ainsi dénoncé une réforme insatisfaisante et les appels à la sortie du TCE se multiplient, comme la lettre ouverte de nombreux scientifiques et activistes du climat ou l’appel en ce sens de 300 parlementaires à la Commission européenne et aux membres de l’UE.
La sortie du TCE : oui mais comment ?
Les Etats parties peuvent décider de se retirer du TCE, c’est-à-dire engager une procédure unilatéralement pour mettre fin à leurs engagements juridiques au titre de ce Traité.
Cependant, à ce jour, le TCE continue de produire des effets même pour les Etats qui ont décidé d’en sortir. En effet, l’une de ses clauses, dite clause de survie (« sunset clause » en anglais), permet aux entreprises de poursuivre les Etats s’étant retirés du TCE, comme l’Italie, pendant une période de 20 ans à compter de leur retrait.
Il n’en demeure pas moins que le retrait du TCE réduirait sensiblement le risque d’actions en arbitrage contre un Etat puisque la clause de survie ne concerne que les investissements réalisés avant le retrait.
Par ailleurs, afin d’augmenter l’efficacité de leur retrait, les Etats qui souhaitent poursuivre cette voie pourraient conclure un accord spécifique, excluant les litiges entre eux, et se retirer ensemble du TCE (on parle de « retrait coordonné »). Dès lors, il serait difficile pour les investisseurs de ces Etats d’engager des actions contre les autres Etats partie à cet accord.
Dans les faits, l’Italie s’est d’ores et déjà retirée du TCE et l’Espagne ainsi que les Pays-Bas se sont récemment exprimés en faveur d’un retrait. Et la coalition au pouvoir en Allemagne a fixé des critères pour évaluer le résultat des négociations que l’accord de principe n’atteint pas.
Une action contentieuse devant la CEDH
Dans ce contexte, plusieurs jeunes victimes de catastrophes naturelles (inondations, feux de forêts, ouragans) aggravées par le changement climatique ont initié une plainte devant la Cour européenne des droits de l’Homme contre plusieurs Etats parties au TCE (Autriche, Belgique, Chypre, Danemark, France, Allemagne, Grèce, Luxembourg, Pays-Bas, Suède, Suisse et Royaume-Uni). Le raisonnement ? Les Etats attaqués, par leur participation au TCE, se mettent en situation de méconnaître leurs engagements climatiques et permettent à leurs entreprises d’interférer avec les politiques énergétiques des autres Etats parties au TCE.
Ce recours a donc pour objectif de contraindre les Etats attaqués à mettre fin à cette incohérence et à prendre des mesures pour lever les obstacles à la transition créés par le TCE.
Juridiquement, l’action se fonde sur les obligations des Etats dans le cadre de la Convention européenne des droits de l’homme.
En particulier, les articles 2 et 8 de la Convention, prévoyant le droit à la vie, ainsi que le droit à la vie privée et familiale, sont invoqués : dans un contexte de changement climatique, ces articles doivent selon les requérants être interprétés comme imposant aux Etats 1) de limiter leurs émissions de GES conformément à l’objectif fixé par l’Accord de Paris, 2) de mener sur leur territoire les actions de transition cohérentes avec l’atteinte de cet objectif et 3) de ne pas empêcher les mêmes actions de transition sur d’autres territoires que les leurs.
Ce recours s’inscrit ainsi dans la lignée de plusieurs “recours climat” pendants devant la CEDH. Toutes ces affaires tendent à ce que l’écosystème juridique européen se saisisse pleinement des enjeux liés à la crise climatique et affirme explicitement les obligations positives des Etats membres de protéger leurs citoyens contre le changement climatique, et de lever les obstacles à la transition que représentent certains accords comme le TCE.
[1] Pour illustrer l’interprétation favorable des attentes légitimes, dans des cas sur les régimes de subventions aux énergies renouvelables, lire la note produite pour l’institut Veblen : Protéger les énergies renouvelables avec le Traité de la Charte de l’Énergie : une fausse bonne idée
Article initialement publié par Clémentine Baldon sur son profil LinkedIn
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