Jugement du tribunal judiciaire de Paris du 28/02/2023 appliquant la loi sur le devoir de vigilance : de nouveaux obstacles procéduraux et pas d’éclairage sur le fond 

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Chronologie de l’affaire : 

2019 : une coalition d’ONG menée par les Amis de la Terre met en lumière1 des violations des droits humains (notamment des déplacements forcés de population sans juste compensation) et des dommages environnementaux (forages dans des aires naturelles protégées) liées aux projets pétroliers de TotalEnergies “EACOP” et “Tilenga” en Ouganda et Tanzanie 

Juin 2019 : les ONG mettent en demeure TotalEnergies de compléter son plan de vigilance au sujet de ces risques et de le mettre en œuvre, de manière effective conformément à l’article L. 225-102-4 du Code de commerce (article codifiant la loi sur le devoir de vigilance) 

Octobre 2019 : à la suite d’une réponse de TotalEnergies jugée insuffisante, les ONG assignent l’entreprise en référé, aux fins de lui enjoindre (i) de mettre en conformité son plan de vigilance avec l’article L. 225-102-4 et de mettre en œuvre de façon effective les mesures correctives et (ii) à titre conservatoire, de suspendre les travaux afférents aux projets Tilenga et EACOP tant que les risques d’atteintes associés n’ont pas été correctement identifiés et que des mesures correctives n’ont pas été mises en œuvre 

Janvier 2020 : le tribunal judiciaire de Nanterre se déclare incompétent au profit du tribunal de commerce de Nanterre 

Décembre 2020 : la Cour d’appel de Nanterre confirme l’ordonnance d’incompétence 

15 décembre 2021 : la Cour de cassation casse la décision et reconnait la possibilité pour les demandeurs de saisir les tribunaux civils des actions sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance 

22 décembre 2021 : la loi n°2021-1729 attribue cette compétence de manière exclusive au tribunal judiciaire (TJ) de Paris 

Juin 2022 : le juge des référés du TJ de Paris enjoint les parties de rencontrer un médiateur 

Octobre 2022 : audition par le TJ de professeurs comme « amici curiae »  

Décembre 2022 : audience 

28 février 2023 : le TJ de Paris statuant en référé déclare les demandes des ONG irrecevables

 

A l’issue d’une procédure de trois ans, dont plus de deux consacrés à la question de la juridiction compétente2, le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris a finalement rejeté les demandes des ONG requérantes (conduites par les Amis de la Terre), les qualifiant d’irrecevables au motif qu’elles différaient substantiellement de celles de la mise en demeure. 

Quelques commentaires ci-dessous sur ce jugement qui vient ajouter des nouveaux obstacles procéduraux à la mise en œuvre de la loi sur le devoir de vigilance et complexifier les recours des ONG sur ce fondement, à l’heure où ceux-ci se multiplient3. 

1/ Une exigence d’équivalence entre la mise en demeure et le contentieux  

Le jugement impose que les « demandes et griefs » exprimés dans la mise en demeure préalable prévue par la loi4 et ceux développés dans le cadre du contentieux ne diffèrent pas substantiellement. C’est cette exigence, pourtant non prévue par la loi, qui fonde la décision d’irrecevabilité puisque le tribunal considère que les « griefs et demandes allégués dans la mise en demeure (…) sont différents de manière substantielle des demandes et griefs formés au jour des débats devant le juge ». Il considère que cette différence équivaut à un défaut de mise en demeure et conclut à l’irrecevabilité des demandes. Cette motivation surprend à plusieurs égards : 

  • A la lecture des demandes des ONG (jugement, p.4 à 7) et de la mise en demeure (publiée par les Amis de la Terre), la position des ONG ne semble pas avoir sensiblement évolué : celles-ci visent depuis le début les violations de droit humains et les dommages environnementaux liés aux projets EACOP et Tilenga ainsi que leur prise en compte insuffisante dans le plan de vigilance de TotalEnergies. Les demandes et arguments ont certes été précisés, renforcés et actualisés, mais rien d’inhabituel pour un contentieux. On peut donc s’interroger sur le degré de différences qui aurait été jugé acceptable par le juge. 
  • Cela pose aussi d’importantes questions pratiques au regard de la longueur des procédures. Est-il nécessaire de multiplier les mises en demeure si le plan de vigilance est actualisé en cours de procédure (comme c’était le cas ici) ou si la situation évolue ?  

2/ Aucune indication sur le contenu du devoir de vigilance mais une nouvelle exigence de dialogue et d’échange amiable 

Le jugement relève que les « contours du standard d’une entreprise normalement vigilante » ne sont précisés dans aucune règlementation. Il indique par ailleurs que le décret prévu par la loi sur le devoir de vigilance5 n’a pas été publié et que la loi « ne vise directement aucun principe directeur, ni aucune autre norme internationale préétablie, ni ne comporte de nomenclature ou de classification des devoirs de vigilance s’imposant aux entreprises concernées ». Le tribunal semble même refuser toute valeur aux standards internationaux en la matière, à l’instar des Principes Directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme (PDNU) et des principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, pour définir la notion de devoir de vigilance. Pourtant, ces standards font autorité en la matière et ont été évoqués lors des débats parlementaires, notamment dans l’exposé des motifs de la proposition de loi6 qui s’ouvre sur la phrase suivante : 

« Conformément aux principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme adoptés à l’unanimité par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies en juin 2011, et conformément aux principes directeurs de l’OCDE, l’objectif de cette proposition de loi est d’instaurer une obligation de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre à l’égard de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs. »   

Le jugement s’engage à l’inverse dans une interprétation poussée de la volonté du législateur au sujet de l’obligation d’échange amiable et du rôle de la mise en demeure. Il indique ainsi que « si le législateur n’a pas entendu donner un contour précis aux mesures générales qui s’imposent à certaines entreprises dans le cadre du devoir de vigilance, il a par contre expressément manifesté son intention de voir ce plan de vigilance élaboré dans le cadre d’une co-construction et d’un dialogue entre les parties prenantes de l’entreprise et l’entreprise ». Plus étonnant, le jugement considère que cette « volonté du législateur d’un processus collaboratif d’élaboration du plan de vigilance se manifeste et est concrétisée par le mécanisme de la mise en demeure ». Selon le tribunal « l’envoi de cette mise en demeure a pour objectif d’instituer une phase obligatoire de dialogue et d’échange amiable ». 

On peut là encore s’interroger sur les implications concrètes d’une telle obligation notamment si les ONG refusent légitimement de s’engager dans la voie du dialogue ou de la médiation par crainte d’allonger encore la procédure (comme ici, après des années de combat judiciaire sur la compétence), en l’absence de démonstration par l’entreprise d’une volonté sincère de modifier son comportement, ou encore en vue d’obtenir un précédent judiciaire dans le cadre d’un contentieux stratégique.

3/ Des pouvoirs du juge des référés limités sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance 

Le jugement limite enfin les mesures pouvant être obtenues en référé sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance. Il indique que le juge des référés n’est compétent que dans les cas où une société soumise au devoir de vigilance « n’a pas établi de plan de vigilance, ou lorsque le caractère sommaire des rubriques confine à une inexistence du plan, ou lorsqu’une illicéité manifeste est caractérisée ». Il se considère en revanche incompétent pour apprécier « le caractère raisonnable des mesures adoptées par le plan, lorsque cette appréciation nécessite un examen en profondeur ». 

* 

En conclusion, c’est un jugement très décevant pour les ONG qui soulève de nombreuses interrogations, sur sa mise en œuvre pratique et fait naitre peu d’espoir sur le fond. Reste à voir si les exigences imposées par le juge des référés du TJ de Paris seront reprises par les juges du fond du même tribunal dans le cadre des autres contentieux au fond sur le devoir de vigilance. 

 

***

1 Pour plus d’informations, voir par exemple les nouvelles enquêtes de 2020 et 2022. 

2 Ces débats ont donné lieu à un arrêt de la Cour de cassation du 15 décembre 2021 reconnaissant la possibilité pour les demandeurs de saisir les tribunaux civils des actions sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance et une loi n°2021-1729 du 22 décembre 2021 qui est venue attribuer cette compétencde manière exclusive au tribunal judiciaire de Paris.

3 On compte à ce jour plus d’une dizaine d’actions en justice sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance dont le lancement a été rendu publique : 

– En 2020 : action contre Total au sujet de ses émissions de gaz à effet de serre ; action contre EDF au sujet de violations de droits humains dans le cadre d’un projet éolien au Mexique.

– En 2021 : action contre Casino au sujet de la commercialisation au Brésil de bœuf issu de la déforestation et de l’accaparement de territoires autochtones au Brésil et en Colombie ; action contre Suez au sujet d’épisodes de contamination du réseau d’eau potable au Chili .

– En 2022 : action contre le groupe Yves Rocher au sujet des conditions de travail de salariés dans une de ses filiales en Turquie. 

– En 2023, action contre Danone au sujet de son utilisation de plastique, action contre BNP Paribas sur le financement de projets d’énergie fossile, action contre BNP Paribas au sujet du financement du fournisseur de viande brésilien Marfrig responsable de déforestation illégale,  action contre TotalEnergies au sujet de violations de droits humains au Yemen. 

4 D’après l’article L.225-102-4 II. : « Lorsqu’une société mise en demeure de respecter les obligations prévues au I n’y satisfait pas dans un délai de trois mois à compter de la mise en demeure, la juridiction compétente peut, à la demande de toute personne justifiant d’un intérêt à agir, lui enjoindre, le cas échéant sous astreinte, de les respecter. » 

5 D’après l’article L.225-102-4 I. : «Un décret en Conseil d’Etat peut compléter les mesures de vigilance prévues aux 1° à 5° du présent article. Il peut préciser les modalités d’élaboration et de mise en œuvre du plan de vigilance, le cas échéant dans le cadre d’initiatives pluripartites au sein de filières ou à l’échelle territoriale. » 

6 Proposition de loi n° 2578 du 11 février 2015, disponible à https://www.assemblee-nationale.fr/14/propositions/pion2578.asp  

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