L’Affaire du siècle : une action juridique inédite pour contraindre l’État à lutter efficacement contre le changement climatique

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Article de Clémentine Baldon, publié dans la revue Energie - Environnement – Infrastructures, n°5, avril 2019

L’Affaire du siècle est le nom donné au recours en responsabilité contre l’État initié en décembre 2018 par quatre ONG – la Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l’Homme, Greenpeace, Oxfam et Notre affaire à tous– visant les carences fautives de l’État français dans la lutte contre le changement climatique.

 

1. Une affaire inédite

1. – Au-delà de son nom, préfigurant l’ampleur médiatique et politique qu’elle allait prendre, l’Affaire du siècle est inédite voire exceptionnelle à plusieurs égards.

2. – Elle l’est tout d’abord par l’identité des requérantes qui sont des organisations non gouvernementales (ONG) nationales de premier plan dont certaines, comme la Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l’Homme et Oxfam, ont recours à l’action juridique contentieuse pour la première fois. Si ce mode d’action s’inscrit dans une tendance d’appropriation croissante par les ONG de l’instrument juridique, il traduit également l’importance des enjeux –le changement climatique représentant la plus grande menace pour l’humanité– et l’urgence à inverser rapidement et drastiquement la trajectoire actuelle des émissions mondiales de gaz à effet de serre pour contenir l’ampleur du réchauffement planétaire, comme l’ont rappelé les experts du GIEC1 dans leur dernier rapport d’octobre 20182.

3. – L’Affaire du siècle est ensuite exceptionnelle de par la mobilisation citoyenne et le retentissement médiatique qui l’entoure. Il est en effet tout à fait inédit qu’une action juridique, avant même qu’elle ne soit formellement initiée, reçoive un tel écho auprès de la société civile et des médias. C’est que les ONG requérantes ont souhaité dès l’origine associer massivement les citoyens et les autres organisations à leur démarche. L’initiation du recours s’est ainsi accompagnée d’une conférence de presse, du lancement d’un site internet dédié3 , de la diffusion sur les réseaux sociaux d’une vidéo4 faisant intervenir des « influenceurs » et autres célébrités et d’une pétition en ligne pour soutenir le recours. Ce modus operandi s’est révélé particulièrement efficace, puisque la pétition a recueilli un soutien sans précédent avec plus d’un million de signatures en deux jours et plus de 2 millions en quelques semaines. Ainsi, avant même de constituer une véritable action juridique, l’Affaire du siècle s’est transformée en un support de mobilisation et levier politique puissant. Le ministre de la Transition écologique a d’ailleurs été amené à se positionner publiquement vis-à-vis du recours et a jugé nécessaire de rendre public sa réponse à la demande préalable en l’accompagnant d’un courrier à l’attention des signataires de la pétition.

4. – L’Affaire du siècle s’inscrit enfin dans un contexte mondial de multiplication des procès climatiques principalement aux États-Unis mais aussi en Europe à l’instar d’actions similaires initiées notamment en Allemagne, en Belgique, en Irlande et au Royaume-Uni. Mais c’est sans conteste l’affaire Urgenda jugée en première instance en 20155 et en appel en 20186 qui constitue la plus importante source d’inspiration de ces actions puisque l’État néerlandais s’y est vu condamné à relever de 17 % à 25 % (par rapport à 1990) l’objectif national de réduction d’émission de gaz à effet de serre des Pays-Bas.

2. La procédure

5. – L’Affaire du siècle a débuté par l’envoi, le 18 décembre 2018, par les ONG requérantes d’une demande préalable indemnitaire7 à une dizaine de ministres à laquelle le ministre de la Transition écologique et solidaire a répondu le 15 février 2019 en rejetant toute responsabilité de l’État8. À la suite de cette réponse, les ONG requérantes ont formellement déposé une requête sommaire en mars 2019 qui sera suivie d’un mémoire complémentaire en mai 2019.

6. – Sur le plan procédural, les ONG requérantes ont opté pour un recours en responsabilité de l’État. Il s’agit donc d’un recours de « plein contentieux » de sorte que la juridiction compétente est le tribunal administratif de Paris et non le Conseil d’État à la différence du recours pour excès de pouvoir initié par la mairie de Grande-Synthe concomitamment à l’Affaire du siècle.

3. Les fondements juridiques

7. – Après avoir rappelé les impacts délétères et déjà visibles en France du changement climatique sur l’environnement, la santé et la vie humaine, la requête invoque l’existence d’une obligation positive à la charge de l’État de lutter efficacement contre celui-ci. Cette obligation est tirée de la Charte de l’environnement (notamment son article premier consacrant le droit de chacun à vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé) et de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (notamment ses articles 2 et 8 consacrant le droit à la vie et au respect de la vie privée et familiale qui ont été interprétés comme supposant la protection de l’environnement). La requête invoque également plusieurs obligations spécifiques pesant sur l’État au titre du droit français et du droit de l’Union européenne en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre, d’efficacité énergétique et de développement des énergies renouvelables.

8. – La requête démontre ensuite la non-atteinte par la France des objectifs fixés par ces divers instruments au premier rang desquels figure l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre que la France a dépassé pour la période 2015-2018 en contradiction avec la stratégie nationale bas-carbone adoptée en 2015. Elle opère également une analyse détaillée de l’action publique sur les dernières années tant s’agissant des mesures transversales (décisions d’investissements, subventions, fiscalité…) que sectorielles (dans les domaines des transports, des bâtiments et de l’agriculture) qu’elle met en perspective avec les divers engagements pris par l’État en matière de lutte contre le changement climatique pour constater d’importants écarts entre les annonces et les actions. La requête en conclut que l’État a failli à faire appliquer les différents plans d’action et programmes prévus par la loi en la matière, traduisant ainsi une méconnaissance par l’État de ses obligations spécifiques et une violation de son obligation générale de lutte contre le changement climatique de nature à engager sa responsabilité. La requête s’appuie à cet égard sur plusieurs affaires comme celles de l’amiante9, du sang contaminé10 ou encore des algues vertes11 dans lesquelles l’État a été condamné pour avoir manqué à ses obligations en matière de protection de la santé publique ou de l’environnement.

9. – Sur ces fondements, les requérantes sollicitent la réparation de leur préjudice moral – estimé à un euro symbolique – en invoquant une jurisprudence bien établie permettant aux associations de protection de l’environnement d’invoquer un préjudice moral en cas d’atteinte aux droit et intérêts collectifs qu’elles défendent12. Plus novateur, elles sollicitent également la réparation du préjudice écologique, introduit récemment dans le Code civil (C. civ., art. 1246 et s.), mais qui n’a encore jamais été expressément reconnu par le juge administratif. Elles sollicitent enfin le prononcé d’une injonction de mettre un terme à l’ensemble des manquements de l’État à ses obligations en matière de lutte contre le changement climatique.

4. Les suites et les objectifs du recours

10. – La procédure devant le juge administratif de Paris est susceptible de durer plusieurs années et, s’agissant de problématiques vastes et pour certaines inédites, soulèvera certainement d’intéressants débats juridiques sur le contenu des obligations pesant sur l’État en matière de lutte contre le changement climatique, la nature des manquements, l’admission du préjudice écologique par le juge administratif, la démonstration du lien de causalité…

11. – Si le juge administratif fait droit aux demandes des ONG requérantes, celles-ci obtiendraient la reconnaissance expresse de l’obligation de lutte contre le changement climatique et de la responsabilité de l’État du fait de son action insuffisante ainsi que le prononcé d’une injonction à agir. Une telle décision constituerait aussi un précédent utile pour d’autres actions juridiques plus spécifiques, par exemple contre l’autorisation de projets néfastes au climat et incompatibles avec les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre de la France.

12. – Cela étant, quelle que soit l’issue finale de l’Affaire du siècle, celle-ci aura déjà permis aux ONG requérantes de remporter une première victoire en réussissant à replacer le changement climatique au cœur des débats publics.

 

Note 1 Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.

Note 2 Rapport spécial du GIEC sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5°C par rapport aux niveaux préindustriels et les profils connexes d’évolution des émissions de gaz à effet de serre, dans le contexte du renforcement de la parade mondiale au changement climatique, du développement durable et de la lutte contre la pauvreté, GIEC, 8 oct. 2018 ; disponible sur : https ://www.ipcc.ch/sr15/ (en anglais). Résumé à l’attention des décideurs politiques. Disponible sur : https ://www.ipcc.ch/site/assets/uploads/sites/2/2018/07/SR15_SPM_High_Res.pdf (en anglais).

Note 3 https ://laffairedusiecle.net

Note 4 La vidéo est par exemple disponible sur le lien suivant : https ://www.dailymotion.com/video/x6zg7k4

Note 5 Cour district de La Haye, 24 juin 2015, Urgenda v. Government of the Netherlands. – V. M. Torre-Schaub, La justice climatique, À propos du jugement de la Cour de district de La Haye du 24 juin 2015 : RID comp. 2016, p. 2-25.

Note 6 Court of Appeal The Hague, 9 oct. 2018, Case number : 200.178.245 / 01.

Note 7 Les ONG requérantes ont rendu public la demande préalable sur le site internet de l’Affaire du siècle : https://cdn.greenpeace.fr/site/uploads/2018/12/2018-12-17-Demande-préalable.pdf

Note 8 L’exposé des raisons sous-tendant la décision de rejet du Gouvernement a été rendu public par le ministre et est disponible sur le lien suivant : https://ecologique-solidaire.gouv.fr/sites/default/files/Action_Climat_État.pdf

Note 9 CE, 3 mars 2004, n° 241151, Min. Emploi et Solidarité c/ Botella : JurisData n° 2004-066497 ; Lebon, p. 125.

Note 10 CE, ass., 9 avr. 1993, n° 138653, D. : Lebon, p. 110. – CE, ass., 9 avr. 1993, n° 138652, G.

Note 11 CAA Nantes, 1er déc. 2009, n° 07NT03775, Min. État, min. Écologie, Énergie, Développement durable et Mer c/ Assoc. « Halte aux marées vertes » et a. : JurisData n° 2009-018564.

Note 12 En ce sens notamment : CE, sect., 18 mai 1979, n° 00413, Assoc. judaïque Saint-Seurin : Lebon, p. 218. – CE, 19 févr. 1982, n° 09899, Comité de défense du quartier Saint-Paul : Lebon T., p. 746. – CAA Nantes, 1er déc. 2009, n° 07NT03775, Min. État, min. Écologie, Énergie, Développement durable et Mer c/ Assoc. « Halte aux marées vertes » et a., préc.

 

Cet article est issu de l’intervention de Clémentine Baldon lors de la conférence-débat « Les procès climatiques en France », qui a eu lieu le 14 février 2019 à l’Université Paris I.

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